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Hommage à Jacques Duraffourg

Source : Site de la SELF
Bulletin de la SELF n°152 - 25- décembre 2008

Jacques Duraffourg ou la Générosité, par Yves Schwartz

Pour moi, Jacques Duraffourg a toujours été
l’homme de la générosité, une générosité
polymorphe pourrait-on dire.
Une générosité militante, celle qui l’a toujours
mené du côté de ceux dont la vie était difficile,
menacée, opprimée, et par là vers les milieux
de travail, vers l’enquête du « point de vue de
l’activité », avec ses fertilités invisibles mais
aussi ses peines ou ses drames restant toujours
trop obscurs. D’où ses engagements précoces
à la JOC, dans les organisations syndicales ou
politiques, au CNAM aux côtés d’Alain Wisner
et de tous ceux qui approchaient le travail
humain avec cette même préoccupation,
l’aventure grenobloise d’Activité avec ce souci
de mettre en œuvre ses principes et de donner
des perspectives d’emploi à de jeunes ergo-
nomes, ses engagements internationaux, en
Algérie notamment. Générosité profondément
partagée dès le début avec Marie-Paule, qui
s’exprimait chez elle avec peut-être plus de
discrétion, mais non sans moins d’intensité et
d’efficacité dans toutes les dimensions de sa
vie, comme ouvrière, comme mère, comme
élue d’une cité de la Région parisienne et
engagée politique, comme professionnelle.
Générosité éthique, philosophique, « ergolo-
gique » pourrais-je dire : ne jamais présumer
de ce qui se passe dans la vie au travail de ses
semblables, s’en instruire, par conviction abso-
lue qu’il y a toujours à s’en instruire. Jacques ne
s’instituait jamais « le centre du monde » ; par
ses innombrables « histoires », il nous a appris
à recentrer notre désir de comprendre autour
des travailleurs et de leurs coûteuses fertilités
industrieuses. Il nous a fait comprendre que
sans passer par le regard à la loupe, au micro-
scope, on se lançait dans des généralisations
qui passaient à côté des vrais enjeux du travail
social.
Et cet appel à la générosité de décentrement
lui a toujours fait ignorer l’envie, la susceptibili-
té, la mise en position concurrentielle dans le
champ du savoir, à un point que je n’ai jamais
rencontré ailleurs.
Générosité intellectuelle : accompagné par un
intérêt toujours en éveil qui le faisait lire avec
passion toutes sortes de publications philoso-
phiques, littéraires, Jacques a finalement beau-
coup écrit. Certes il le faisait un peu contraint
et forcé parce que l’intervention sur les milieux
de travail restait sa priorité absolue, mais du
coup, ses textes ont une force, une authentici-
té, une clarté prodigieuses. A l’opposé de
cette dérive conceptuelle, qui fait écrire pour
se faire plaisir, ou pour faire plaisir, ses textes,
parce qu’animés de l’intérieur par une convic-
tion libératrice, avaient un pouvoir deconvic-
tion profond. Ils m’ont porté et soutenu toutes
les années de rédaction de ma propre thèse.
Générosité dans la construction collective de
projets susceptibles de contribuer à concréti-
ser ce qui donnait sens à ses engagements.
Dès le tout début (1981, 1982), il a conçu avec
nous, porté avec nous l’aventure ergologique,
il a transformé nos vies, en créant des voca-
tions ineffaçables. Vingt sept ans après, je me
demande où nous serions, que penserions-
nous s’il ne nous avait pas immergés « dans le
point de vue de l’activité » aux débuts des
années quatre-vingt ? Mon seul débat avec lui
en de si longues années de confraternité a jus-
tement porté sur sa propre sous-estimation de
la puissance de transformation des personnes,
à travers les formations auxquelles il partici-
pait : intervenir sur « la demande sociale »,
accumuler « dans sa besace » des histoires,
c’était la base de cette puissance. Mais, à tra-
vers des formations, transformer le point de
vue des professionnels, former pour la vie le
regard de jeunes étudiants sur l’activité humai-
ne, et produire chez eux le respect indéfectible
de celle-ci, c’était contribuer prodigieusement
à donner des chances durables detransforma-
tions dans la vie sociale.
A ces formations –je comprends pourquoi il
n’aimait pas le mot –, et notamment à celles
qu’il a conçues et co-animées pendant toutes
ces années à Aix-en-Provence, il s’est donné
sans compter, il y a laissé des souvenirs, une
empreinte à peine imaginables. Les condo-
léances de ces anciens étudiants affluent, leur
peine est profonde ; leurs motssont d’une jus-
tesse et d’une cohérence qui confirment à quel
point Jacques aura marqué des générations
dans l’essai de promouvoir des valeurs d’un
vivre ensemble qui fassent droit au génie, sou-
vent douloureusement, exercé de l’activité
humaine.
Je citerai ce témoignage reçu ce matin :
« Difficile d’imaginer sans vie ce personnage
exceptionnel qui n’arrêtait pas de gesticuler
pour mieux nous faire partager sa passion des
rapports humains ». Certes, on comprend par
là ce que tous ceux qui l’ont connu savent
bien : rien d’ « académique » dans son exerci-
ce de « formateur », mais heureusement !
Comme bien d’autres, j’ai été fasciné par son
mode d’usage du langage, qui lui était si
propre et si inimitable. Nos auditeurs étran-
gers, souvent brésiliens, étaient comme moi,
comme tous, fascinés bien sûr par la substance
de ses propos, mais aussi par la gestuelle, par
son mode d’expression qui la faisait valoir. J’ai
souvent rêvé, et sur la plaisanterie, lui en ai
souvent parlé, d’une méthode Assimil
Duraffourg/Français pour faciliter l’écoute de
ces hôtes non francophones. Je pense qu’il ne
m’aurait pas « remontéles bretelles » ni « mis
le pied dans la gamelle », même si cette géné-
rosité dans l’essai de faire partager ces convic-
tions, cet usage merveilleux du langage lui
était spontané, et qu’il ne calculait en rien cette
force de création permanente. S’il avait réflé-
chi, il m’aurait dit que ses démonstrations
auraient beaucoup perdu à être « normali-
sées », et il aurait eu bien raison.
Alors ? Jacques Duraffourg, un être retiré de la
vie ? Oui, c’est pour nous tous une contradic-
tion « vivante ». Il faut s’y faire, mais nous le
ferons vivre et revivre longtemps.

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ALTERNATIVES ERGONOMIQUES

De Jacques, tout va nous manquer. A nous, ses
amis de travail qui avons la chance de pouvoir
mettre dans ce mot la charge maximum de
souvenirs récents, joyeux, combatifs, légère-
ment arrosés de vin de l’Aude. Merci à Marie-
Paule, de nous avoir accueillis, pour certains de
ces moments dont le souvenir sera si incroya-
blement précieux pour accepter l’absence.
Tout va nous manquer. Sa générosité, qui ne
l’évoquera pas ? Sa passion, son exigence à
l’égard de lui-même d’abord, son perfection-
nisme, son sens du beau dans l’analyse, son
incompétence à faire une note de frais [qui évi-
demment avait à voir avec sa modestie].
Nous ne sommes pas allés au bout d’un projet
entamé avec lui il y a deux ans, celui de lui faire
écrire enfin toutes ses histoires à hauteur
d’hommes et de femmes qui nous ont tenus en
haleine, tous suspendus aux yeux plissés de
Jacques, brillants successivement et tout à la
fois, de malice, d’émotion, de rire. Ce projet-là
nous le poursuivrons forcément, autour des his-
toires de Jacques et désormais autour des his-
toires avec Jacques, celles qui nous ont tant
appris.
Jacques avait une voix profonde qui venait
chercher dans vos entrailles le sursaut de révol-
te qui l’animait, lui, toujours. C’est la perma-
nence, la vigilance, de sa colère qui nous man-
HOMMAGE
Bulletin de la SELF n°152 - 9- décembre 2008
quera peut-être le plus.Le son de ses coups de
gueule, en premier lieu contre les « tôliers »,
comme il disait souvent à l’ancienne, qui ne
veulent rien voir de l’ingéniosité humaine, ni de
la peine bien sûr, de ceux qui vont au charbon.
Tout va nous manquer mais tout nous est
désormais légué.
Salut vieux frère !

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Jacques, cet entrepreneur, par FABRICE BOURGEOIS

Je voudrais ici raconter un épisode de vie par-
tagé avec Jacques durant six ans, qui concerne
A.C.T.I.V.I.T.E, cabinet d’ergonomes qu’il a créé
en 1986 et qu’il a dirigé pendant une dizaine
d’années avant sa fusion avec ASTER
Ergonomie pour devenir ALTERNATIVES
ERGONOMIQUES. Les raisons qui l’ont
amené, alors, à quitter sa fonction
d’enseignant au CNAM pour se diriger vers le
métier de conseil, me paraissent illustratives de
son engagement.
Jacques était donc enseignant au CNAM.
Comme beaucoup d’autres, je l’ai rencontré à
l’occasion des « TPB », haut lieu de « révéla-
tion » de l’ergonomie et de créations de voca-
tions. Cet enseignement avait cette particulari-
té, dans l’ensemble du cursus de formation, de
clarifier de façon limpide le rapport entre les
connaissances scientifiques, les connaissances
par l’action, l’expérience de chacun d’entre
nous qui étions quasi tous déjà impliqués dans
la vie professionnelle et la finalité de
l’enseignement (qui deviendra le titre d’un
ouvrage de référence : « Comprendre le travail
pour le transformer »). Nous avions alors à dis-
position des outils et méthodes d’analyse et de
compréhension de l’activité et les premières
méthodologies d’intervention élaborés par J.
Duraffourg, F. Guerin, A. Laville, C. Teiger, F.
Jankovsky... issues des premières études ergo-
nomiques de « terrain », « situées » et encoura-
gées par Alain Wisner. Chaque ergonome en
formation apprenait non seulement le sens et
l’usage de ces outils et méthodes, mais aussi à
se sentir responsable de l’impact de leurs
usages, des connaissances qu’ils allaient pro-
duire, non seulement pour la discipline mais
aussi pour les personnes concernées par nos
interventions.
La foule bigarrée des auditeurs de la rue Gay
Lussac, issue de nombreuses composantes
sociales et professionnelles, avait le sentiment
d’assister à l’évolution d’une discipline déjà
trop à l’étroit dans ses murs, qui cherchait
d’autres moyens d’exister en dehors.
Je pense que Jacques, à ce moment-là, n’a pas
voulu se contenter de nous faire passer le mes-
sage mais a voulu éprouver, avec nous, ce que
cela exigeait. C’est ainsi qu’il crée
A.C.T.I.VI.T.E., embarquant quelques uns,
diplômés au bon moment, dans son aventure
grenobloise.
Avec cette décision, et au-delà de ses qualités
d’enseignant largement reconnues, Jacques
exprime sa préoccupation et toute son intelli-
gence politique à développer l’ergonomie
dans et pour la Société. Nous étions tous
d’accord avec lui pour concevoir ce projet
comme une aventure inédite. Des ergonomes
consultants avaient déjà ouvert la voie mais ils
travaillaient seuls et se comptaient sur
quelques doigts d’une main. Là, nous avions en
partage quelques idéaux et valeurs. Je citerai
notamment la démonstration de la solvabilité
de l’offre, dans le Marché du conseil, de
l’analyse de l’activité de travail telle
qu’enseignée au CNAM. A l’époque, ce n’était
pas rien. C’était même une condition quasi
vitale pour ne pas limiter l’ergonomie à une
proposition universitaire ou une technique
intéressant exclusivement des grands groupes
industriels. Démontrer l’utilité sociale et éco-
nomique de l’intervention ergonomique devait
faire gagner sa légitimité. Nous avions à cœur
de conditionner toute réponse opérationnelle
HOMMAGE
Bulletin de la SELF - n°152 - 10- décembre 2008
attendue par les entreprises, à un diagnostic
permettant de comprendre et d’expliquer à
partir de l’activité de travail. Nous voulions que
la qualité et l’efficacité de cette offre créent, en
retour, une demande des entreprises qui parti-
cipe au développement de l’ergonomie et soit
génératrice d’emplois. Nous nous faisions un
point d’honneur à ce que cette insertion dans
le Marché n’entame en rien le niveau
d’exigences que nous voulions mettre.
Je pense que Jacques a réussi, avec
A.C.T.I.V.I.T.E., à faire cette démonstration et,
ainsi, pu indiquer, à d’autres, une manière
d’envisager le métier d’ergonome consultant.
Parallèlement à cela, et grâce aux réseaux de
ses anciens élèves, il a contribué aussi à activer
des « passeurs » de l’ergonomie, qui, de leur
fonction de dirigeants en entreprise, syndica-
listes, préventeurs dans des institutions, méde-
cins du travail..., ont pu faire émerger des
demandes dans des secteurs multiples et
variés. Il me semble qu’aujourd’hui,
l’ergonomie continue d’emprunter ces modali-
tés de développement.
Je voudrais citer aussi le mode de fonctionne-
ment et de développement d’A.C.T.I.VI.T.E.
inspiré du modèle autogestionnaire. Je pense
que ce fonctionnement a été un combustible
nécessaire à la démonstration réalisée.
Jacques était le chef d’orchestre de ce projet
que l’on pourrait qualifié d’utopique dans sa
forme originale. Mais il n’était pas fou. Il était,
certes, novice comme nous tous dans le
domaine de la gestion mais clairvoyant, métho-
dique et stratège. Nous avons vu et appris
comment il transférait son intelligence de la
pédagogie dans l’analyse de la demande et le
dialogue des négociations. Les demandes sont
venues et A.C.T.I.VI.T.E. a pu recruter jusqu’à
dix consultants au même moment et en former
près d’une vingtaine. Jacques nous a enseigné
un mode de négociation, la précision rédac-
tionnelle des conventions, qui étaient déjà, au
passage, de véritables pré-diagnostics offerts
aux entreprises, tout en mettant à jour, chaque
semaine, les tableaux de bord de dépenses et
de recettes que nous commentions en équipe
le lundi matin et qui nous inspiraient des arbi-
trages organisationnels... Il n’a jamais voulu
perdre le contact de l’enseignement pour
lequel les interventions d’A.C.T.I.VI.T.E. étaient
devenues une ressource sans fin. Il a assumé
avec patience l’apprentissage que chacun
d’entre nous devait compléter pour appréhen-
der le « métier ». Le rapport final de ma pre-
mière intervention, réalisé avec la plus totale
confiance de Jacques, présentait bien des
lacunes au regard d’un livrable «profession-
nel ». Nous avons passé une nuit entière, la
dernière qui restait avant la restitution, à
reprendre le document, me demandant
d’expliquer ce que je voulais dire et à le réécri-
re ensemble. Vingt ans plus tard, cet épisode
précis continue d’être un des principaux piliers
de ma professionnalité. Il signifie la place de la
confiance, de la générosité, mais aussi ce que
peuvent signifier la responsabilité et la maniè-
re d’enseigner, de construire et passer des
savoir, d’encadrer, de superviser...
A.C.T.I.VI.T.E. avait cette particularité aussi de
trouver sa respiration en demandant à la
Société d’être présente dans son
Administration. Nous étions une SARL mais
nous n’étions pas très à l’aise avec ce dispositif
juridique. Jacques avait tenu à ce que les sala-
riés soient associés et disposent de la majorité
des parts. Le capital restant était ouvert aux
composantes de la Société dont on pouvait
penser qu’elles seraient intéressées par notre
projet. Ainsi, l’Assemblée Générale annuelle
ne ressemblait pas à ces mornes réunions de
présentation de résultats comptables mais à
des débats sur notre « production », sur
l’interprétation des indicateurs de gestion au
regard de l’efficience et l’efficacité de notre
activité, sur le sens de nos interventions pour
des associés syndicalistes, universitaires, ...
Entre deux AG, A.C.T.I.VI.T.E. était un lieu de
brassage, de rencontres. Je me souviens que
nous recevions Y. Schwartz, A. Borzeix, Y. Clot,
Y. Bartoli, F. Hubault et bien d’autres... Des
HOMMAGE
Bulletin de la SELF n°152 - 11 - décembre 2008
projets s’échafaudaient, parfois se concréti-
saient et les réseaux s’activaient avec cette
impression d’être ouvert au monde. Nous
avions un goût pour écouter les autres mais
aussi pour faire connaître ce que nous appre-
nions dans nos interventions. Notre connais-
sance, pourtant issue du Marché du conseil,
intéressait les programmes de recherche. Aidé
par la notoriété de Jacques, nous avons pu
produire des travaux de recherche issus de nos
nombreuses interventions, dans la filière vian-
de et dans le bâtiment notamment. En écrivant
ces souvenirs, je mesure ma chance d’avoir eu
cette expérience d’entreprise particulière, aty-
pique. Le sens et l’utilité sociale de notre travail
étaient clairs. Jacques veillait à en donner les
moyens et fournir les indicateurs. Après avoir
pu tracer notre cheminement vertueux dans ce
cadre-là, nous sommes quelques-uns à avoir
développé l’ergonomie ailleurs, en ayant pris
soin de garder en main un fil de cette bonne
pelote.
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CATHERINE TEIGER

Aujourd’hui, je ne peux pas parler de Jacques
au passé, je ne peux ne pas non plus parler
de lui comme d’un absent, je peux seulement
m’adresser à lui et lui dire : « Salut Jacques,
mon vieux complice, nous avons fait ensemble
nos premiers pas dans ce drôle de métier que
nous ne savions pas vraiment comment prati-
quer, mais que nous espérions correspondre
au projet que nous portions, chacun différem-
ment du fait de notre histoire, de changer
quelque chose aux choses... Tu te rappelles :
main droite, main gauche, main gauche, main
gauche, main droite, main droite... pendant
des heures... debout de chaque côté d’une
jeune femme qui travaillait si vite sur ses pla-
tines de téléviseurs que nous devions nous y
mettre à deux pour observer à quoi était
occupée chacune de ses mains... et, ensuite
avec elle, essayer de comprendre le comment
et le pourquoi...
Tu étais attentif, inventif et joyeux de vivre,
avec déjà une grande expérience de la place
du travail et des conditions de travail dans la
vie des jeunes et des moins jeunes.
Tu m’as beaucoup appris et, avec Tony Laville,
le troisième larron de l’équipe, notre « chef »,
que d’heures de discussions passionnées, par-
fois véhémentes, entrecoupées de grands
rires et de bons coups ! On était partisans du
travail dans la joie ! Et je crois que l’on a fait
cela bien sérieusement ! Vous êtes partis tous
les deux, sans moi, mais je vous emporte avec
moi pour toujours et vous dis merci et au
revoir un jour ou l’autre ! »

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ALPHONSE FERNANDEZ

Salut Duraf,
Il y aurait tant à dire sur l’ergonome que tu as
été ! D’autres t’ont rendu ici l’hommage méri-
té pour le travail réalisé, pour les formations où
tu as suscité tant de vocations d’ergonomes et
surtout les luttes que tu as menées, dans la
continuité de Wisner, pour que l’objet de
l’ergonomie reste l’homme producteur,
l’analyse du travail pour le transformer.
Je préfère dire ce que mon pote m’a apporté.
Combien de fois m’as-tu salué d’un « Salut,
vieux frère, comment ça va ? ». Ça allait bien
quand tu étais là.
Je me souviens de notre première rencontre,
lors d’une expertise sur la maintenance à
Donges. Ni toi ni moi ne connaissions grand-
chose à la maintenance. Mais tu savais que
nous allions étudier le travail et non une fonc-
tion. Ce fut ta première leçon sur la finalité de
nos interventions.
Depuis, nous n’avons cessé de travailler
ensemble et notre amitié ne s’est jamais
démentie. Tu as été celui qui nous a grande-
ment aidés pour la constitution de notre équipe
à Cidécos. Il est vrai que sans toi nous
n’aurions pas existé.
Combien de fois, au retour d’observations de
terrain, avons-nous été au bistrot pour donner
sens à nos observations. On a bu de bons
coups en t’écoutant avec ton art de mettre en
histoire le concret du terrain.
Quelle rigolade lorsque se dégageaient de ces
moments les titres énigmatiques que tu don-
nais à nos études : « Scotch sur la queue de la
vache » ; « Les concombres ne sont pas
droits » ; « Machines à soucis pour gens
patients ».
Lors de nos déplacements, le train m’endort
mais toi, tu avais toujours une histoire de ter-
rain à me raconter, un entretien avec un opéra-
teur à m’exposer mettant en exergue son
savoir faire, l’écart entre le prescrit et le réel. Ah
!cet écart, combien de fois n’a-t-il pas été au
cœur de nos discussions, de nos écrits. La chro-
nique d’activités comme juge de paix incon-
tournable de toute analyse du travail.
Quel ami sensible tu as été, généreux, toujours
à l’écoute. Je t’entends encore me parler des
souffrances de notre ami Francis Dupont
d’Alternatives Ergonomiques, sa peine était la
tienne.
Cette sensibilité à tout ce qui relevait de
l’humain marquait toutes tes relations à l’autre.
Je me souviens, lors de notre discussion sur le
film Rosetta des frères Dardenne, combien ton
humanisme nourrissait ton intelligence de la
situation montrée de détresse.
Comment ne pas évoquer le camarade, le mili-
tant communiste rigoureux dans ses analyses
de notre société, rêvant d’un monde meilleur,
outré des régressions sociales dont les plus fra-
giles, tous « les sans » sont victimes.
A bientôt vieux frère.
**********************************************
TCHIBARA ALETCHEREDJI

Adieu Jacques !!
Après une journée d’intervention à Lyon,
Te retrouvant rue d’Alembert, dans le bureau
que nous partagions à Grenoble,
Tu me lanças d’un ton protecteur:
«Ô camarade, t’as pas du tout bonne mine;
que se passe-t-il !»
«Voilà une journée de perdue, te répondis-je!»
«Une journée de perdue? Comment ça, t’as vu
personne?»
«Si, j’ai vu beaucoup de monde mais je n’ai pas
vraiment avancé, je n’en ai rien appris»
Alors tu me fis asseoir puis tu me fis raconter
ma journée au fil des entretiens que j’avais eus,
Un peu comme des histoires, des histoires
comme tu les aimais et comme tu aimais les
raconter.
Puis, visiblement ravi de ce qui ressortait de cet
échange tu m’interpellas en ces termes : «t’as vu
tout ce que t’as récolté ? Quelle bonne journée!»
C’est comme cela que des années durant, tu
m’as appris le métier, très à l’écoute et ne
comptant pas ton temps.
Comme moi, ils sont des générations et des
générations d’hommes et de femmes qui ont
eu la chance de te croiser sur leur chemin et
qui te doivent énormément.
Ô Jacques,
Toi qui des histoires savait si merveilleusement
nous transporter au sens profond des choses,
Toi dont l’art de raconter les histoires n’a d’égal
que les maîtres conteurs de ma savane natale
Toi qui avais ta manière bien à toi ...
De dire le monde
D’éveiller la conscience des autres
De leur dire qu’ils sont importants
De leur faire partager les valeurs qui te tien-
nent à cœur
De leur montrer que le bien-être de l’Homme
vaut tous les combats
Où que tu te trouves actuellement, saches que
tu es vraiment INOUBLIABLE!!

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TCHIBARA ALETCHEREDJI
Nomination comme
Membre d’honneur de la SELF
Caen, le 12 septembre 2006

Nota : un empêchement de dernière minute
n’a pas permis à Jacques DURAFFOURG d’être
présent parmi nous aujourd’hui. Mais malgré
cette absence, j’ai choisi dans le petit mot que
je vais lire en son honneur, de m’adresser direc-
tement à lui, comme s’il était dans la salle.

Jacques,
Le conseil d’administration de la SELF a décidé
de te nommer Membre d’honneur de notre
Société, en reconnaissance de tout ce que tu
as apporté à la Communauté et notamment
pour ces nombreuses générations d’hommes
et de femmes dont je suis :
A qui tu as donné envie de faire de
l’ergonomie ;
Dont tu as tenu la main pour les amener à
découvrir pas à pas les charmes et les valeurs
de ce métier ;
A qui tu as appris que l’ergonomie c’était
d’abord un regard avant d’être un ensemble
d’outils et de méthodes que l’on déploie ;
Et qui, chaque fois qu’ils se sortent de gros
pièges auxquels la pratique de leur métier les
expose chaque jour, ne peuvent s’empêcher
d’avoir une pensée profondément chargée de
gratitude et d’amitié pour toi.
Tu racontes que tu es « tombé très jeune dans
le chaudron des conditions de travail », souli-
gnant en cela combien les conditions de travail
de ton père cheminot t’avaient sensibilisé à
cette question. Mais c’est surtout ta propre
expérience d’ouvrier spécialisé à 16 ans dans
un laboratoire de Rhône Poulenc puis ton
engagement dans le mouvement ouvrier qui
vont définitivement inscrire les conditions de
travail au cœur des combats de ta vie.
C’est à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne que tu
fis la rencontre d’Alain WISNER avec qui tu tra-
vaillas en 1967 dans le cadre d’une commission
que tu animais sur les conditions de travail
pour préparer un rassemblement de jeunes tra-
vailleurs à Paris.
A la fin de ton mandat de permanent à la
Jeunesse Ouvrière Chrétienne, WISNER te
« (proposa) d’intégrer le laboratoire du CNAM,
plutôt que de retourner laver des éprouvettes »
à l’usine. Tu racontes toujours « combien cette
transition, ce passage d’un monde à un autre,
a été difficile pour (toi) ».
J’espère maintenant que tu as eu un peu le
temps – et surtout depuis que tu t’es retiré à
Talairan pour profiter de ta retraite bien méri-
tée – de réaliser à quel point cette épreuve
avait été salvatrice pour toute une communau-
té. Car en effet cette transition, ce passage
d’un monde à un autre, opéré par toi et par un
certain nombre de tes copains – tous compa-
gnons de première heure d’Alain WISNER– a
permis à l’ergonomie de ne pas être une scien-
ce morte en naissant, une science sans âme,
une science qui, comme bien d’autres, ne se
soucierait que de sa seule légitimité acadé-
mique, s’alimentant du concept, broyant du
concept et ne produisant en sortie que du
concept ; bref une science autiste à son envi-
ronnement.
Au contraire vous avez réussi, en sortant
l’ergonomie du laboratoire, à l’obliger à aller
chercher sa vraie légitimité dans les situations
réelles de travail et par là même à l’ancrer réso-
lument dans les enjeux qui sont les siens :
scientifiques et éthiques, socio-économiques
et politiques.
Je souhaite que ta nomination comme membre
d’honneur de la SELF sonne comme un appel : un
appel pour que les valeurs que toi et tes copains
avez ainsi su insuffler à l’ergonomie ne se dissol-
vent sous le poids de la forte demande du « prêt-
à-l’emploi » méthodologique qui pourrait parfois
conduire à l’utilisation d’une caisse à outils pour
servir – et sans s’interroger – n’importe quelle
cause, y compris les plus perverses.

Je voudrais que cet hommage soit également
entendu comme une reconnaissance à toutes
ces générations de militants qui ont, par leur
rencontre avec l’ergonomie, apporté à celle-ci
une identité forte.

Jacques,
A l’heure où la pluridisciplinarité entre dans les
textes officiels comme critère de pertinence
par excellence pour appréhender la complexi-
té du travail, l’inter professionnalité et les
convocations mutuelles auxquelles elle nous
convie nous conduisent à revisiter encore et
encore des expériences singulières comme la
tienne et celles de tes amis pour en tirer les res-
sources nous permettant de renforcer la visibi-
lité de l’ergonomie et de mieux affirmer notre
positionnement sur les choix fondamentaux de
société en matière de santé au travail. Ces
expériences nous convient également à renou-
veler sans cesse nos partenariats avec les
acteurs des entreprises dans la diversité de
leurs logiques, si l’ergonomie ne veut pas cou-
rir le risque de lâcher l’essentiel de ce pour
quoi elle a vu le jour.

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La disparition d'un Trésor Vivant, par FRANÇOIS HUBAULT

Cette année-là, il était l’invité de la session « carte
blanche » du DESS d’alors... et l’idée s’est impo-
sée, comme je le présentais aux étudiants, de
dire qu’il était pour moi, je crois même avoir pris
le risque de dire pour nous, un « trésor vivant ».
C’est la distinction qu’on accorde au Japon aux
personnes qui possèdent au plus haut niveau les
connaissances et les savoir-faire nécessaires pour
incarner et recréer des éléments spécifiques d’un
patrimoine culturel. En l’occurrence, il m’apparût
comme celui-même par qui l’ergonomie repré-
sente un patrimoine, une propriété commune, ce
qui nous tient ensemble, à commencer par la dis-
pute sur ce qui nous pousse à nous mêler au
monde, et du monde.
Je crois que je n’ai jamais fait de diagnostic
plus juste, d’analyse plus « fine » que de cette
activité-là, si on veut bien admettre que
l’analyse de l’activité à laquelle il était juste-
ment tellement attaché, veut dire prendre
appui sur ce qui est pour autoriser ce qui peut
être. Sa vie est toute là, c’est une œuvre où le
geste et la parole étaient tellement unis dans la
puissance du récit qu’il forçait à vouloir.
Il me reste à travailler toutes les traces que j’en
garde pour inspirer ce qu’il me reste à faire.
Particulièrement d’en transmettre
l’enseignement aussi fidèlement que je peux, à
celles et ceux qui nous font la confiance de
nous écouter, mais qui n’auront plus jamais la
chance de cette joie qu’on a eu, nous, de
l’entendre.

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MICHELLE DOUSSINEAU

Ma première rencontre avec Jacques
Duraffourg m’a permis de découvrir et de com-
prendre l’utilité de l’ergonomie.
En 1977, secrétaire générale de la fédération
CGT des industries de l’habillement, à l’origine
ouvrière de la haute couture, j’étais face à des
problèmes que je ne maîtrisais pas : travail par-
cellisé, débat sur les ouvriers spécialisés, reva-
lorisation du travail, chronométrage, salarié au
rendement et déjà délocalisations importantes
de production vers le sud est asiatique.
La fédération menait un travail de réflexion sur
des qualifications, le lien avec les salaires et les
rendements, les conditions de travail basées
sur le travail à la chaîne, etc..
Au centre de ces réflexions, nous étions
convaincus que les ouvriers dits OS avaient des
qualifications assez élevées, camouflées par les
organisations du travail. Comment les détecter,
les évaluer, quelles revendications proposer ?
Quelles nouvelles organisations du travail ?

C’est dans ce cadre que Gisèle Joannes,
ancienne dirigeante de la fédération m’a pro-
posé de travailler avec Jacques Duraffourg,
ergonome au CNAM.
Certains syndicats plus organisés, plus dyna-
miques étaient partie prenante d’un travail
avec les syndiqués, les salariés. C’est ainsi
qu’une réunion en 1977 s’est tenue avec
Jacques à la CFA (confection industrielle de
l’atlantique) à la Rochelle.
Dans cette entreprise de production de che-
mises d’hommes de 500 salariés, 250 syndi-
qués, une vie syndicale démocratique intense,
le débat a réuni plus d’une cinquantaine de
syndiqués.
Partant du principe que le travail à la chaîne
(tapis roulant) était destructeur de
l’intervention des services, supprimer toute ini-
tiative, était souci de disqualification. Mon
introduction remettait entre autre en cause le
principe même du travail parcellisé.
Après un silence prolongé, une ouvrière d’une
cinquantaine d’années a ouvert le débat par
« moi, le travail à la chaîne, j’aime bien, cela me
donne un rythme. C’est seulement quand la
contremaîtresse augmente les cadences que
c’est difficile ». Le débat met en lumière les
rythmes différents des unes aux autres, les
aspirations à moins de monotonie, plus de
qualification, de meilleurs salaires, etc.
L’apport de Jacques Duraffourg contribue lar-
gement aux expressions diversifiées à montrer
comment une même situation sur un même
poste était vécue différemment par chaque
ouvrière, il a permis à chacune d’expliquer ses
« trucs » pour surmonter les difficultés tech-
niques de son poste ainsi que le lien indisso-
ciable d’un poste à l’autre. Certains tiraille-
ments entre ouvrières étaient dus aux inégali-
tés de postes mais aussi au vécu de chacune.
A la sortie de ce débat, les ouvrières étaient
plutôt satisfaites, se connaissant et se compre-
nant mieux.
Pour ce qui me concerne, non seulement je me
trouvais avec les mêmes problèmes et des
questions supplémentaires. Le travail avec
Jacques m’avait permis de comprendre que
syndicalement je devrais contribuer à construi-
re des revendications, non pas au regard des
conditions de travail elles-mêmes, mais des
salariées, de leur vécu et de leur ressenti.
Le voyage de retour, la Rochelle/Paris m’ont
permis un échange. Comment progresser dans
les équilibres individuels et collectifs, écono-
miques et sociaux, conditions de travail et
organisation du travail, place et rôle du syndi-
cat, revendications et démocratie.
Ce qui m’apparaissait comme incontournable
après ce débat, c’était l’importance de la parti-
cipation des salariés à la réflexion et à
l’élaboration de leurs revendications et donc
une pratique syndicale qui regarde et analyse
la vie des salariés avec les relevés en moins.
Jacques a émis l’idée d’une étude pluridiscipli-
naire réalisée dans ce cadre du CNAM.
C’est ainsi que la fédération a adressé une
demande d’étude sur les « conditions de travail
des ouvrières de l’habillement » abordant les
problèmes économiques et sociaux.
Cette étude, parue en 1981, a demandé un
long travail d’élaboration, de négociations afin
de permettre aux chercheurs de regrouper les
informations dans une dizaine d’entreprises.
La pratique pluridisciplinaire est complexe et la
place des syndicalistes est particulièrement
enrichissante.
Elle impose en particulier le respect des idées
des travaux réalisés par les chercheurs même
quand ils entrent en contradiction avec les
positions de l’organisation syndicale.

Elle nécessite une vraie réflexion de transpa-
rence et d’honnêteté pour prendre en compte
ce qui émane des salariés.
Dans cette équipe, Jacques Duraffourg ergo-
nome, Marc Bartoli, économiste, Annie
Borzeix, sociologue, Didier Lochouarn, étude
des qualifications, ont la volonté de dépasser
les clivages des spécialistes, de travailler les
cohérences, de comprendre les incidences
d’un domaine sur l’autre et ont été remar-
quables. Jacques a été le pivot de la dyna-
mique de l’équipe.
Pour ce qui concerne ces années de travail,
elles ont modifié la façon dont je concevais
mon activité militante. Je suis passée de la
démocratie collective à l’expression de chacun
constituant le collectif.
Les relations avec les syndicats ont été mar-
quées par une demande de visites
d’entreprises. Je me suis en effet rendue
compte que je comprenais mieux ce que les
militants et militantes exprimaient après avoir
au moins compris l’entreprise et leurs condi-
tions de travail.
Avec Jacques, ces derniers temps, la question
que nous nous posions était : « cette demande
est-elle toujours d’actualité ?
Les échanges nous conduisaient à dire « plus
que jamais » avec des exigences plus grandes
face à l’évolution de la société, avec le besoin
de retravailler individualisme et individualité :
Travail, éclatement des temps et des heures de
travail, travail tout au long de la vie, retraite,
etc.
Garanties collectives plus nécessaires que
jamais mais sous quelles formes, à quel
niveau ? Entreprise ? National ? International ?
Sécurité sociale professionnelle, statut du tra-
vail salarié, contenu ? Mise en œuvre ? Débat
où et avec qui ?
L’intervention du salarié, son droit à décider de
ce qui le concerne individuellement et collecti-
vement, quels droits ? Individuels ou collectifs
syndicaux ?
L’expérience que nous avions faite nous
conduisait à être d’accord sur l’urgence de
dynamisme des relations entre chercheurs uni-
versitaires, syndicats pour des échanges sur le
travail, le monde du travail aujourd’hui dans ses
évolutions rapides et souvent brutales.

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FRANÇCOIS GUÉRIN

Comme Jacques, à mon arrivée dans le labora-
toire de Wisner, j’ai commencé à travailler pour
les cheminots, en dépouillant des enregistre-
ments de vibrations mesurées dans les cabines
de conduite.
Cette époque est marquée par une transfor-
mation radicale des relations entre la recherche
et les entreprises dans lesquelles on essaie de
ne pas aller pour étudier un problème indé-
pendant de la réalité sociale, mais pour instrui-
re des questions sur lesquelles les salariés ont
d’autant plus un point de vue qu’elles les
concernent très directement et très concrète-
ment. Pas étonnant que certaines actions se
soit déroulées dans un climat tendu, voire dans
une semi clandestinité, comme à la SNCF par
exemple.
Nous avons commencé à travailler ensemble
lorsque j’ai cessé ma collaboration avec
Berthoz pour rejoindre Laville et son équipe
dont l’activité me semblait proche de mes pré-
occupations, même si, comme beaucoup, je
n’en percevais pas encore bien les contours ni
l’objectivation.
Mais notre véritable coopération et notre
réflexion commune a commencé lorsque
Wisner a créé l’équipe d’intervention indus-
trielle avec Jankovsky, et notre premier vrai
chantier, chez SEB, pour la construction d’un
atelier d’emboutissage. Cette intervention
nous servira, avec d’autres, de support à
l’enseignement des travaux pratiques
d’analyse du travail et d’initiation à
l’ergonomie. Ensemble, nous avons conduit
d’autres interventions, dans la presse, dans la
fabrication de ligatures chirurgicales, dans le
nettoyage industriel.
Malgré des tentatives de poursuivre notre
route ensemble, nos itinéraires professionnels
se sont révélés assez différents, ce qui ne nous
a pas empêché de continuer de coopérer, de
débattre fréquemment et souvent passionné-
ment, car avec Jacques, tout ce qui concernait
le travail était passion.
Il a toujours été un professionnel très exigeant
quelle que soit la nature de son activité : la
place centrale du travail dans l’analyse des
situations à transformer, le rôle des travailleurs
dans le contrôle social de l’action, l’intégration
continue du travail dans la réflexion écono-
mique. Son éthique professionnelle n’a jamais
cédé à aucune pression quelle qu’elle soit, y
compris économique, ce qui l’a parfois mis en
réelle difficulté.
« Vieux frère », notre éloignement n’a jamais
été que géographique, puisque nous avons su
nous retrouver pour agir ensemble, malgré
peut être, mais surtout sans doute à cause
d’itinéraires propres qui ont diversifié et enrichi
nos pratiques, et écrire Comprendre le Travail
pour le Transformer avec Antoine, François et
Alain.
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Extraits de l'entretien réalisé par Antoine Laville en mai 2001 et choisi par Jacques Duraffourg en juillet 2008.

A.L. : Peux-tu nous donner quelques éléments
sur ton parcours ?
J.D. : Je suis né en 1942. Je n’ai pas une for-
mation universitaire puisque j’ai quitté le systè-
me scolaire à quinze ans et demi, en 1957, car
mon père partait à la retraite et qu’il y avait des
problèmes financiers tout simplement, le trou
que cela représentait dans le budget familial.
J’étais au lycée technique ; à l’époque on avait
une partie très importante du programme qui
était pluridisciplinaire et très diversifiée. On fai-
sait de l’ajustage, du tour, de la machine outil,
de la menuiserie, c’est-à-dire que j’étais sur la
trajectoire d’un travail d’ouvrier qualifié.
J’ai commencé à faire un apprentissage de
peinture sur soie, car mon hobby c’est la pein-
ture. Et là se situe un premier épisode, c’est
moi qui ai rompu le contrat au grand dam de
mes parents. Une formation était prévue dans
le contrat d’apprentissage ; or, celle-ci était en
dehors du temps de travail qui était de cin-
quante heures par semaine.
Du coup, je suis entré à Rhône Poulenc dans le
Laboratoire Central de Recherche (LCR) à Lyon,
comme aide-chimiste/laveur d’éprouvettes.
Pour la petite histoire, c’est à cette époque
que je rencontre le CNAM pour la première
fois. Je m’inscris aux cours du soir et je passe
un brevet industriel de chimie.
J’étais dans un mouvement de jeunesse avec
Jossian. Nos petites actions se limitaient à se
bagarrer pour prendre des pauses ensemble de
manière à ce qu’on puisse se rencontrer, discu-
ter et prendre des contacts avec le syndicalisme.
Je me rappelle un vieux syndicaliste CGT qui
avait fait 36. Il m’a donné ma première leçon de
lutte sociale en me disant «tu veux te remuer, tu
as raison, mais il faut que tu apprennes que ce
qui est autorisé aux autres ne t’est pas permis ;
donc tu peux venir le matin où tu verras que je
suis le premier à l’usine. Je n’ai jamais une minu-
te de retard, car sinon j’y ai droit». Au LCR, tout
le monde arrivait avec un quart d’heure, 20
minutes de retard. Je me fais licencier pour
retards réguliers alors que je faisais largement
mon boulot. A l’époque, cela m’avait complète-
ment scandalisé. C’est mon premier contact
avec la lutte sociale.
C’est au LCR que j’ai mes premiers contacts en
relations humaines. Il y avait un vieux directeur,
qui quand on le croisait dans le couloir nous
faisait ôter notre béret pour lui dire « bonjour
Monsieur le directeur » et il ne répondait
jamais. Il est parti et s’est fait remplacer par un
type formé aux États-Unis. Celui-ci a introduit
des bouleversements considérables ; il a viré la
personne qui était à l’entrée et la remplacer
par une jeune fille qu’il avait choisie, il s’est mis
à mettre des plantes vertes un peu partout et
venait serrer la main aux gens ce qui ne se fai-
sait jamais avant. Je me rappelle mon étonne-
ment quand il m’a demandé des nouvelles de
mon père, je m’étais dit « qu’est-ce que cela
veut dire ?». C’est lui qui a instauré des week-
ends de ski où on se retrouvait sur les mêmes
pistes et c’est comme ça que j’ai mis pour la
première fois des skis aux pieds. J’y suis allé
une seule fois d’ailleurs. Cela déstructurait
notre univers. Je me souviens très bien de nos
réactions avec les copains : « qu’il augmente
nos salaires car si on a envie de faire du ski, on
est capable d’y aller seul, sans avoir besoin de
la direction».
Tout ça pour dire qu’il avait cru changer très
profondément les rapports de travail. Cela lais-
sait complètement de marbre mon copain de
la CGT qui pensait que c’était vraiment de la
manipulation et je crois qu’il avait raison.
Toujours est-il que c’est ce type qui m’a viré,
alors qu’il avait instauré un truc : « Tu as besoin
d’aller chez le dentiste, tu prends deux
heures ». Il y avait des modes de relations à
condition que la direction contrôle ; si c’est elle
qui t’octroie deux heures, mais si toi tu prends
deux heures, même si ça n’a pas d’effet sur le
travail, ce n’est pas du tout la même chose.
Il m’a appelé un jour et il m’a dit : « Ah !
Monsieur Duraffourg vous êtes jeune, vous êtes
intelligent, mais peut-être que vous n’êtes pas
dans un cadre suffisamment rigide pour pro-
gresser, il faudrait que vous alliez à Grenoble,
parce que c’est une usine de production et cela
vous aidera à vous structurer». Je lui ai dit « je
suis mineur, il faut que j’en parle à mon père».
Je n’en ai pas parlé à mon père mais avec les
copains. Quand je lui ai dit « mon père ne veut
pas », il a vraiment tombé le masque et m’a
licencié un an avant d’être appelé à l’armée.
A l’époque, il y avait très peu de chômeurs. Si
t’étais pas content de ton salaire ou de tes
conditions de travail, tu quittais ton patron, tu
traversais la rue et t’avais du boulot en face ou
presque. J’ai retrouvé du boulot six mois après
à 35 kilomètres de Lyon, grâce à un ancien de
Péchiney qui avait claqué la porte et qui m’a
récupéré dans une petite boîte. Il avait trouvé
que c’était assez dégueulasse la manière dont
j’avais été viré.
C’est à cette période que je me suis investi
complètement dans la JOC (Jeunesse Ouvrière
Chrétienne) et dans la vie sociale sur des ques-
tions qui touchaient à l’organisation du travail,
aux horaires et à la manière dont on pouvait
éventuellement se rencontrer, aux actions pour
soutenir les copains qui étaient en Algérie, etc.
Ensuite, je suis parti au service militaire, j’ai fait
mes classes en France et je suis arrivé en
Algérie en avril 62 vers la fin de la guerre. Ce
que j’ai connu en Algérie, c’est l’OAS. Et puis,
j’ai eu des contacts avec ce qu’on a appelé
ultérieurement les porteurs de valises, c’est-à-
dire le FLN par l’intermédiaire d’un collègue de
travail à Rhône Poulenc.
J’étais syndiqué sans prendre de responsabili-
tés mais j’ai participé aux grèves et aux conflits
en lien avec la guerre d’Algérie.
A.L. : Qu’a représenté la JOC dans ton inves-
tissement vis-à-vis du travail ?
J.D. : Les JOC, comme d’autres mouvements de
jeunesse à l’époque, étaient de véritables écoles
d’apprentissage pour les jeunes. La jeunesse
française était très encadrée, mais au bon sens
du terme. C’étaient un mouvement qui comp-
tait. Grâce à lui, j’ai suivi des stages de formation
sur les conditions de travail, sur le logement et
sur mes premiers rudiments d’économie et à me
colleter le monde de tous les jours.
C’est la période où sortent les livres de poche
pour un prix qui restait particulièrement abor-
dable. Il n’y a pas de livres chez moi. J’en ache-
tais plusieurs par semaine. Je me rappelle aussi
la guilde du disque qui permettait d’accéder à
la grande musique. A la maison, il n’y avait que
la radio et rarement des concerts. Donc, c’était
mystérieux, pouvoir écouter Beethoven ou
Bach, on rêvait un peu.
J’ai deux, trois souvenirs qui me reviennent
régulièrement à l’esprit, qui ont à voir directe-
ment avec mon métier ultérieur d’ergonome.
J’étais dans un labo qui faisait des recherches
sur le pyralène. Pendant deux ans j’en ai respi-
ré, mis les mains dedans sans aucune protec-
tion. Lors de la visite d’un inspecteur du travail,
un matin, l’ingénieur nous dit « vous mettrez
les hottes en route» sans explication. L’après-
midi on a vu l’inspecteur qui passait, les hottes
fonctionnaient. Dès qu’il a quitté le labo, les
hottes se sont arrêtées.
Après l’armée, la JOC m’a sollicité pour être
permanent au niveau national, et j’ai assumé
cette responsabilité pendant cinq ans, puis m’a
envoyé en Lorraine pendant deux ans où j’ai
découvert le travail posté qui m’a beaucoup
marqué. C’était impressionnant car on voyait
les fours à 30 kilomètres. Les maisons étaient
quasiment encastrées et quand ils coulaient il y
avait des gerbes qui tombaient sur les toits. La
ville vivait au rythme de l’usine.
Je me rappelle de Pierre Baudet, un militant de
la JOC qui avait mon âge et qui était maçon
fumiste. Quand j’ai débarqué à Longwy, j’ai été
logé chez lui. Sa mère, qui avait son mari et
trois fils en travail posté dans la sidérurgie, m’a
dit deux choses « Vous savez, moi je commen-
ce à faire de la bouffe à 5 heures du matin et je
termine à 10 heures du soir, parce que j’ai tou-
jours un de mes hommes qui rentre et qui a
faim. Ma vie c’est la bouffe et la lessive». « Ça
fait 6 ou 8 ans qu’on n’a pas réussi à se retrou-
ver un seul dimanche ensemble». Ça m’avait
paru à l’époque une éternité.
L’autre souvenir se situe à la soufflerie de verre
de Baccara. J’étais complètement fasciné par
le savoir-faire des types qui apprenaient à souf-
fler le verre. En même temps c’était dantesque.
J’avais ramené un cendrier à la maison.
AL : Après ton passage en Lorraine, quelles ont
été tes responsabilités ?
J.D. : Après la Lorraine, j’ai eu des responsabi-
lités un peu plus importantes à Paris et j’allais
moins dans le milieu du travail. Je passais mon
temps avec des gens dans des réunions. Je
n’arrivais pas trop à accrocher.
En 67, pour le cinquantenaire de la JOC, une
manifestation « Paris 67 » a rassemblé cinquan-
te mille jeunes. J’étais dans un groupe de tra-
vail qui devait préparer un meeting sur les
conditions de travail des jeunes travailleurs
auquel participait Wisner en qualité de person-
ne compétente.
Wisner était un compagnon de route de la
JOC. Il en était très proche et s’était engagé
avec André Lapostole dans la mise en place
des foyers de jeunes travailleurs ; ces jeunes
venaient de Bretagne ou du Sud-Ouest et
étaient un peu paumés à Paris ; il fallait les
aider à trouver du boulot. On avait récupéré le
château de Fontenailles pour que les jeunes
accidentés du travail puissent venir en conva-
lescence et, en même temps, penser à leur
reconversion professionnelle.
Tous les présidents et dirigeants de la JOC
avaient moins de 30 ans. Il y avait un certain
nombre d’adultes qui tournait autour du mou-
vement à titre d’expert. Dans nos rapports avec
le mouvement ouvrier, on appelait Eugène
Descamps qui était secrétaire général de la
JOC; pour les problèmes de travail, on appe-
lait Wisner.
Il m’a beaucoup aidé car j’étais incapable de
décoder certains trucs. Il avait une double
fonction : médicale du côté de la santé menta-
le et aussi comme spécialiste du travail.
AL : Comment as-tu vécu mai 68 ?
J.D. : J’ai eu des rapports compliqués avec mai
68 au moment où je suis président de la JOC.
Un évènement m’a marqué car je me suis marié
le 25 mai 1968 avec Marie-Paule ; je sortais
d’une réunion, à laquelle je suis retournée 3⁄4
d’heure après la cérémonie.
Comme tout un chacun, je suis allé à la
Sorbonne où un évènement m’a frappé : un
conducteur de train essayait de dire à la tribu-
ne ce qu’était ses conditions de travail et il
s’est fait siffler par les étudiants, ce qui bien
évidemment m’a renforcé dans ma conviction
que c’était décidément des fils de bourgeois
indécrottables et que je n’avais pas grand
chose à faire avec ces gens-là.
AL : Comment es-tu venu faire tes études au
CNAM ?
J.D. : A l’issue de mon mandat de président de
la JOC, je me suis apprêté pour retourner à
Lyon, chercher du travail dans la chimie et
retourner à mes éprouvettes.
Wisner m’a dit « attends, on a travaillé
ensemble, tu peux faire des choses, tu ne vas
pas retourner à tes éprouvettes, je te prends
dans mon labo et tu suis des cours du soir au
CNAMcar l’ergonomie est un moyen puissant
pour faire bouger les conditions de travail ».
Tout ça pour dire qu’on ne s’occupe pas des
conditions de travail par hasard. Les gens qui le
font ont toujours quelque chose dans leur his-
toire personnelle qui les fait choisir cette filière.
Alors rentrer dans un labo scientifique, à la
demande de Wisner, c’est plutôt valorisant.
Cela me passionne. Je suis sur l’idée que la
science peut résoudre les problèmes de condi-
tions de travail et en même temps je n’ai aucu-
ne formation.
J’avais 30 ans et à cet âge tu te dis «Tu devrais
savoir, t’es con ou quoi ?». J’arrive au labo et
Antoine Laville, mon chef, me dit « prends ton
temps, découvre».
A.L. : Est-ce que tu sais pourquoi il t’a mis avec
moi ?
J.D. : Je ne sais pas car il ne me l’a jamais dit,
peut être par hasard.
Toujours est-il que je découvre le labo, je passe
huit jours à traîner mes guêtres, à rencontrer
Berthoz, Guérin et Catherine Teiger. Je me
souviens très bien que je suis revenu te voir, tu
étais perché sur la chaise comme tu le fais
d’habitude, et j’ai dit : « bon maintenant que
j’ai fait le tour, je fais quoi ?». Tu m’as dit « mais
tu fais ce que tu veux». Je suis rentré chez moi
et j’ai dit à Marie-Paule « mais qu’est-ce que
c’est que cet univers de fou ?» car à l’usine le
chef me disait ce qu’il fallait faire.
J’ai failli quitter le labo sur un coup de tête, car
il n’est pas évident de passer de l’univers qui
était le mien avec ses codes, dans un autre
avec d’autres codes. J’ai mis du temps à les
trouver.
Le premier projet sur lequel j’ai travaillé, c’est à
la SNCF sur la problématique du sommeil.
Georges Lantin, un type merveilleux,me forme
et m’explique la physique avec patience. Je
fais des kilos de dépouillement
d’électroencéphalogrammes. Cela ne m’a pas
rebuté car il s’agissait du sommeil des chemi-
nots et cela avait directement un rapport avec
le sommeil de mon père.
Grâce à Lantin et à toi, j’ai appris la rigueur de
la démarche scientifique. Ensuite c’est la
Thomson, la grande affaire de ma vie.
A.L. : En ce qui concerne l’intervention à la
Thomson, que peux-tu en dire ?
J.D. : J’ai envie de dire que je retrouve l’aspect
besogneux, mais en même temps j’y apprends
le mouvement bi manuel alterné dans le travail
à la chaîne, et regarder pourquoi ça varie. On
passe des heures à compter des gauche-droite
et puis à faire des arbres parfois délirants. Ce
qui est important c’est pourquoi l’opératrice se
sert un jour de sa main gauche plutôt que de sa
main droite.
Lors de la première visite de l’atelier, le méde-
cin du travail me dit « qu’est-ce que vous pen-
sez de cette posture ?». Je n’en pensais rigou-
reusement rien car je commence à appréhen-
der l’univers de l’observation directe, de sa
signification, de ma propre interprétation du
travail répétitif « c’est monotone et c’est tou-
jours la même chose». Comme le dirait mon
ami Schwartz aujourd’hui, c’est de l’inconfort
intellectuel.
Et le temps a passé, j’ai commencé à com-
prendre, à découvrir que ce n’est jamais la
même chose, à aller contre l’évidence de mon
regard de touriste.
J’ai d’autres images de la Thomson qui sont un
peu impressionnistes mais qui ont beaucoup
d’importance. J’arrive le matin et je commence
à discuter avec une contrôleuse qui se met à
travailler et je lui dis « tiens Josette n’est pas là
aujourd’hui » (c’était une femme qui était sur
un poste au début de la chaîne). Elle se recule,
regarde et elle dit « Ah ben oui, elle est rem-
placéeet je le vois». Cette image a structuré
toute ma réflexion sur ce qu’est un collectif de
travail.
Une autre histoire dont j’évoque très souvent...
c’est cette femme qui est en train de faire sa
pièce, la regarde et la met à la poubelle. En
blaguant, je lui dis que l’analyse du travail c’est
d’avoir fait les poubelles. Elle me dit « elle est
rayée». Je regarde et ne vois rien. Elle se tour-
ne vers la fenêtre et me dit « mais si, regar-
dez ». Il y avait une petite rayure de rien du
tout. Je lui dis « ça ne passe pas ça ?» Elle m’a
fait une réponse d’une beauté fabuleuse « une
rayure, ça apparaît à un moment, se dévelop-
pe, éventuellement disparaît sans savoir pour-
quoi, mais on met la pièce à la poubelle».
Cette femme, dans le bruit de l’usine, me parle
poétiquement de la rayure. Je raconte souvent
que faire l’analyse du travail, c’est aussi et
d’abord s’intéresser à ces savoir-faire.
A la Thomson, une vraie question se pose pour
moi : les outils élaborés pour l’expérimentation
en laboratoire comme disent les scientifiques,
ne marchent pas sur le terrain. Donc contre-
point, ce qui me reste de la Thomson, c’est la
construction des outils et également tout ce
que l’on arrivait à tirer de la rédaction du rap-
port. Par exemple : l’ordre des boîtes dans les-
quelles étaient entreposées des pièces de
montage, semblait être un fouillis pas pos-
sible ; mais quand on a décrit le processus, cet
ordre prenait du sens. Pailhous a dit « elles font
de l’organisation du travail ». Ma représenta-
tion antérieure très outillée de la science sur
laquelle je fantasmais en a pris un coup.
La Thomson, c’est aussi l’image de Wisner qui
dit à la télévision « Mais moi aussi j’ai cru que
c’était un travail répétitif et monotone et je me
suis trompé».
En effet, un travail à la chaîne peut sembler
simple mais n’est pas forcément un travail
déqualifié.
Lorsque nous avons rendu les résultats de
l’intervention à la CFDT, nous avons vu la sec-
tion se scinder en deux, certains disaient « c’est
tellement horrible qu’il ne faut surtout pas y
toucher » et d’autres disaient « oui c’est vrai
que c’est horrible mais en attendant elles ont
mal au cou, aux fesses, il faut qu’on modifie les
choses ». Ils se sont tournés vers nous et nous
leur avons fait la réponse suivante « Nous, on a
montré que c’était complexe, on ne peut pas
vous donner une réponse, les stratégies
d’action c’est votre responsabilité». Cela m’a
interrogé et j’ai commencé à travailler cette
question : à quoi sert l’ergonomie ? Si la répon-
se s’arrête à dire « débrouillez-vous avec les
stratégies d’action».
AL : Peux-tu nous parler de la SEB et de la créa-
tion de l’équipe d’intervention ?
J.D. : La SEB avec Jankovsky est devenue le
creuset de l’équipe d’intervention.
J’avais vu Wisner négocier, à la manière de
l’universitaire qui a autorité et à qui on dit
Monsieur le professeur. Avec Jankovsky,
j’apprends autre chose car c’est un tacticien.
C’est une intervention très importante, car elle
annonce ma deuxième vie de consultant sous
contrainte de temps. Seb se fait en un mois et
demi et structure complètement notre rapport
au temps. Avec Guérin, on ne sait pas le faire.
C’est Jankovsky qui en a la maîtrise avec son
expérience industrielle, qui négocie, qui orga-
nise le travail.
Je me rappelle un soir, je vois encore cette
femme qui avait une presse au coup par coup,
avec une bande de métal. On prend une photo
où on voyait qu’elle n’arrivait plus à travailler
avec son bras. Le lendemain, les techniciens
avaient bricolé un truc pour soutenir son bras,
c’était l’horreur. Je ne peux pas utiliser un
appareil photo sans y pensé. Tu fais une photo
et les techniciens se mettent à interpréter sur
ce qui t’intéresse et ils passent immédiatement
à l’action.
Une autre histoire... on rendait à une femme
les résultats de nos observations en lui disant
« on a compté les incidents qui vous ennuient »
avec l’objectif de les supprimer. Elle nous a dit
« mais vous allez en faire quoi ?». J’ai dit « on
va l’écrire». Elle a laissé tomber cette phrase
« de temps en temps vous savez,lâcher les bra-
celets ça fait du bien».
A travers l’histoire des incidents, j’ai mis du
temps à comprendre l’importance du langage.
Si on dit qu’il y a des incidents, des dysfonc-
tionnements, cela peut signifier un fonctionne-
ment normal au sens taylorien du terme.
AL : On va rebondir par la « grande ren-
contre » ?
J.D. : Oui, il y a eu une grande rencontre.
J’ai eu des solides rencontres, marquantes
dans ma vie. Je ne vais pas mettre des hiérar-
chies, la rencontre avec Wisner, ce n’est pas
rien. La rencontre avec Schwartz, c’est pareil.
Cela n’arrive pas n’importe quand, à n’importe
quelle condition.
Je suis rentré au CNAM parce que ce qui
m’intéressait c’était de faire bouger les situa-
tions de travail dans les entreprises.
Je ne suis pas du tout parti du CNAM en me
disant « j’en ai fait le tour. Il faut changer ». Il en
est de même pour Guérin et d’autres.
En 1984, quand j’ai créé ACTIVITE, je me suis
dit que je ne savais pas comment négocier,
comment établir un contrat, et rémunérer des
collaborateurs. Je l’ai fait à ma manière en me
jetant à l’eau. Le cabinet CIDECOS qui tra-
vaillait avec les représentants du personnel,
m’a donné un coup de main. J’ai appris à
négocier, à structurer, à partir d’une demande
sociale, une autre ergonomie.
Avec Guérin, on a fait du démarchage du côté
de ceux qui s’intéressaient au travail en région
Rhône-Alpes. J’ai tout d’abord créé une petite
association avec un conseil d’administration
complètement pléthorique de 25 personnes :
des sociologues, des juristes, des économistes
des représentants des salariés et des forces
sociales... J’avais rassemblé des gens tels que
Laville, Schwartz, Bartolli, mes syndicalistes...
L’idée, c’était de créer un lieu de débats qui a
fonctionné pendant un an pour organiser des
séminaires, créer des connexions avec les labo-
ratoires... Mais il fallait bien qu’on « croûte » et
créer une branche professionnelle pour faire
des interventions.
Cette usine à gaz n’a pas tenu et s’est transfor-
mé en SARL d’une douzaine de personnes.
Nous avons eu des débats stratégiques du
type « est-ce qu’il faut se développer ?». Ma
position était qu’il fallait professionnaliser cer-
taines fonctions et dégager du temps pour
participer, pour être dans un certain nombre de
lieux de débats.
Un autre débat a été « est-ce qu’il faut accepter
de structurer une offre ?». Je suis très réticent
sur cette idée. Ce que je négocie est souvent
fait sur mesure car, pour répondre à une deman-
de sociale, on ne peut pas la structurer a priori.
Structurer une offre et essayer de la vendre avec
une action éventuellement marketing «voilà ce
que l’on est capable de vous apporter ». Ce
n’est du tout la même démarche de dire
« quelles sont les questions que vous vous
posez ? Comment on peut les construire avec
vous ?». Derrière cette démarche, il y a de véri-
tables enjeux professionnels, politiques, philo-
sophiques...Je pense qu’il y a de vrais débats
qui ne sont pas clos.
A Activité, il est passé environ vingt cinq per-
sonnes qui ont appris leur métier, qui sont
ergonomes aujourd’hui, qui ont vécu, comme
dans toute entreprise, des difficultés, des
conflits, etc. On a tous appris ensemble.
Nous sommes beaucoup intervenus à tous les
niveaux de la filière « viande », depuis l’élevage
des porcs, la traite des vaches et jusqu’à l’étal
du boucher... Il estarrivé un moment où nous
avons déposé un projet de recherche, qui a été
accepté, pour avoir une réflexion au niveau de
cette filière. Fabrice Bourgeois a rassemblé
dans un document de recherche au moins une
quinzaine d’interventions dans les abattoirs.
Cela nous a donné l’occasion d’expérimenter
les structures de recherche (financement,
modalités de fonctionnement...) qui ne sont
pas du tout adaptées pour permettre à des
consultants de fonctionner. C’était donc un
petit peu l’enfer pour des raisons matérielles.
AL : Comment expliques-tu l’écart entre mon-
ter une équipe de dix ou onze collaborateurs,
énorme en terme de chantier, et le fait de
mettre la clé sous la porte ?
J.D. : En 92/93, se sont présentées des difficultés.
De plus, je ne suis pas un gestionnaire et nous
n’avions quasiment pas de marge de manœuvre
auprès des banques, sans garantie. C’était un
petit peu la corde raide en permanence.
Les difficultés ont été de plusieurs ordres : nous
avons négocié de gros contrats sans les obtenir...
Le deuxième évènement a été d’intervenir à la
Bibliothèque de France pour de gros contrats à
enjeux politiques pour lesquels on a toujours été
payé, mais après un délai de six à huit mois. Avec
500.000 francs dehors pendant six mois, tu
déposes le bilan...
Les causes de fragilité étaient les suivantes : bien
entendu le financement, mais aussi le fait
d’attraper les demandes sociales par la reformu-
lation à partir du point de vue du travail, condui-
sant à une bagarre permanente. Il faut bien le
reconnaître, cela ne se vend pas facilement. Ce
n’est pas le mode de fonctionnement des boîtes.
En fait, nous n’avons pas vraiment mis la clé
sous la porte, nous avons fusionné, et ce n’est
pas un hasard, avec Francis Dupont, à l’issue
de notre rencontre quand il a créé Aster et
avec Jean-Marie Francescon. J’ai continué
avec eux à mi-temps. Nous étions sur la même
longueur d’onde, sur leurs approches à partir
du travail concret des gens, de pouvoir inter-
peller les choix stratégiques et commerciaux,
comme le dit Schwartz dans un de ses textes
sur le gouvernement du travail.
Il y a tellement de moyens de rationnaliser
l’exploitation des gens que l’on peut utiliser
l’ergonomie pour le faire. Cela me conduit à la
révolte. Je ne peux pas accepter d’intervenir
quand les catastrophes sont constituées.
Par exemple : quand une entreprise
m’interpelle et me dit « écoutez, on veut amé-
liorer le confort des gens, le temps de cycle est
de 12 s et 53 centièmes et on souhaite mettre
les produits dans les zones de confort ».
Je n’ai pas besoin de beaucoup réfléchir que
quand on en est au centième de seconde,
l’entreprise me demande de rationnaliser les
cadences et que le salarié restera bloqué huit
heures par jour pour que ça aille plus vite. Je
refuse car cela me paraît insupportable de
l’imaginer.
AL : Que t’ont appris ces interventions et bien
d’autres ?
J.D. : Ces interventions m’ont appris diffé-
rentes choses. Ce qui in fine structure l’idée
qu’on est confronté à la singularité.
Je retombe sur un problème épistémologique,
il n’y a de science que d’universel comme dit
un illustre. Je suis rentré là-dessus il y a trente
ans, j’en ressors en disant que chaque fois c’est
différent et que cela contribue à me structurer.
En 94, Marc Jourdan m’a demandé de partici-
per aux enseignements à Aix. J’y suis allé pour
donner un coup de main et c’est là que j’ai
retrouvé Schwartz que j’avais croisé dans les
années 80.
Schwartz m’intéresse parce que je lui raconte
mes petites histoires comme je te les raconte.
En tant que philosophe, il a mis en mots des
interrogations qui sont construites à partir de la
pratique. Il n’est pas un homme à raconter des
histoires mais il les écoute, il me ressort un texte
où il me renvoie à des références philoso-
phiques qui donnent signification à ces histoires
et à l’émergence de la singularité que tu expé-
rimentes finalement. Au bout de vingt ans, tu
boucles sur les questions de distance par rap-
port à la réalité et au vécu. A l’époque, j’étais
incapable de mettre en mots sur une autre posi-
tion épistémologique ; aujourd’hui, ça me va
très bien parce que je replonge, je boucle avec
mon histoire, qui est elle aussi singulière.

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Bibliographie (non exhaustive)
2004
Duraffourg, J., & Vuillon, B. (Eds). Alain Wisner et les
tâches du présent : la bataille du travail réel.
Toulouse: Octarès Editions.
2003
Duraffourg, J. Le travail et le point de vue de
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ergologie. Entretien sur l’activité humaine(pp. 31-
68). Toulouse: Octarès Editions.
1999
Duraffourg, J. S’engager à comprendre le travail. In
C. Martin, & D. Baradat (Eds.), Des pratiques en
réflexion. Toulouse: Octarès Editions.
1997
Guérin, F. Laville, A., Daniellou, F., Duraffourg, J., &
Kerguelen, A. Comprendre le travail pour le transfor-
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Outils et Méthodes.
Bernon, J., Jourdan, M., Duraffourg, J., & Quigars, P.
La conduite de projet. Performances Humaines et
Techniques
1996
Duraffourg, J. Vérification, validation, évaluation : le
trio infernal. Performances Humaines et Techniques.
1993
Duraffourg, J., Francescon, J.M., Martin, A., &
Pelegrin, B. Qu’est=ce que vous faites ? Nous remet-
tons les hommes debout. Education permanente.
1991
Duraffourg, J., Schwartz, Y., & Davezies, P. Pourquoi un
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& F. Daniellou (Eds.). XIème congrès de l’IEA, Paris
1990
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1989
Duraffourg, J. L’activité réelle de travail : enjeux et
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1988
Franchi, P., & Duraffourg, J. Le laboratoire : de la
conception à l’inventaire. Contribution ergonomique
au réaménagement du laboratoire de l’entreprise
Vilmorin. Grenoble: Activité.
1986
Duraffourg, J., Sagory, P., Maroglou, E., Olivier, B., &
Veyssier, M. L’activité de travail aux abattoirs du
Fontanil : diagnostic des conditions de travail,
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abattoirs. Grenoble: Activité.
1979
Duraffourg, J., Guérin, F., Jankovsky, F., & Mascot,
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d’un atelier de presses. Montrouge: ANACT, coll.
Outils et Méthodes.
1973
Laville, A., Teiger, C., & Duraffourg, J. Conséquences
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Teiger, C., Laville, A., & Duraffourg, J. Tâches répéti-
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vail : étude des conditions de travail dans un atelier
de confection. Paris: CNAM/Lab de Physiologie du
Travail et d’Ergonomie (Rapport n°39).

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